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LUCAS TALBOTIER
Auprès de toiExposition du 14 novembre au 14 décembre 2024
DUTKO / Ile Saint-Louis
4 rue de Bretonvilliers - Paris 4e
du jeudi au samedi, 14h30 - 19h
La galerie Dutko a le plaisir de présenter du 14 novembre au 14 décembre 2024 une nouvelle exposition de l’artiste français Lucas Talbotier (b. 1994). Un ensemble de tableaux de grand, moyen et petit format, ainsi que des oeuvres sur papier seront présentés à cette occasion. Sous le titre Auprès de toi, cette deuxième exposition avec la galerie révèle l’évolution récente du travail de l’artiste, enrichi par de nouvelles réflexions sur le portrait, le paysage, et la retranscrition picturale de sentiments liés à la sensibilité et à la grâce.Le catalogue de l’exposition sera préfacé par Grégoire Lubineau, critique d’art, et accompagné d’un entretien inédit entre Lucas Talbotier et le peintre Nathan Bertet (b. 1997, prochainement exposé à la galerie Jousse Entreprise à Paris). -
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Les récentes toiles de Lucas Talbotier sont plus faciles à décrire que celles qu’il produisait il y a encore deux ans. Ses paysages, en effet, se livrent désormais plus volontiers comme tels, et c’est presque sans métaphore, sans analogie et, en fin de compte, sans figure de style que l’on est tenté de les mettre en mots. On se contenterait volontiers de faire ce qu’il a fait lui-même : décrire simplement la forme et les couleurs d’un arbre, d’un chemin en forêt et, ce qui n’est certes plus un paysage (ou plus qu’un paysage), de ces deux femmes endormies blotties l’une contre l’autre, ou de ce couple assis dans une étreinte. Mais, après tout, ces mots ne se suffisent-ils pas à eux-mêmes pour exprimer l’harmonie des motifs qu’ils recouvrent ?Reste à comprendre les ressorts de cette évolution récente d’un travail qui, pendant longtemps, avait employé des formes moins soucieuses de se laisser pleinement reconnaître. On pourrait d’abord penser que celle-ci consiste pour partie à peindre « plus ». En effet, les arbres, leurs branches où crépitent de petites feuilles par gerbes profuses, et tous les autres motifs qui les accompagnent désormais et concourent à donner aux toiles ce caractère résolument figuratif – un mur, une barrière, une fenêtre, un rideau... – se manifestent par une picturalité plus généreuse : la matière apparaît partout plus abondante et les couleurs se sont faites plus franches que ne pouvaient l’être les estompements délicats des compositions d’hier.
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Lorsque ce dernier en effet, dans ses cours sur la peinture, évoque pour s’en moquer « l’angoisse de la page blanche » (ou de la toile blanche), il explique que c’est, plutôt que la peur du vide, celle du trop-plein qui empêche les bons artistes de commencer une œuvre. Et c’est ce trop-plein qu’il appelle cliché, c’est-à-dire l’ensemble des images toutes faites, des lieux communs visuels qui envahissent le tableau avant même que le peintre y ait posé son pinceau – car ils existent déjà dans son esprit et partout autour de lui comme autant de fantômes qu’il convient, avant de créer véritablement, d’exorciser pour de bon. Or, qu’il doit être difficile d’exorciser, lorsqu’on se mesure comme Lucas au motif paysager – le spectre de toutes les magnifiques occurrences qu’en ont donné les peintres depuis le 17ème siècle, de Carrache jusqu’à Per Kirkeby, en passant par Courbet et les impressionnistes, les postimpressionnistes, les fauves et tous les autres encore. Comment chasser l’ombre de leurs tableaux devenus images d’Épinal, toujours jetée sur notre esprit ?
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Il faut en passer, nous apprend Deleuze, par ce qu’il décrit comme une « catastrophe », une façon d’anéantir les formes dans un chaos esthétique. Et sans doute Lucas a décidé d’embrasser, au risque de mettre en danger l’équilibre de cette manière plus diffuse et presque méticuleuse qu’il avait jusque-là privilégié, et de même que Guston avait embrassé une forme de catastrophe en revenant à la figuration à la fin des années 1960, une forme de catastrophe dans ses toiles récentes, pour rendre des figures qui soient vraiment les siennes. Pour qu’enfin, pour reprendre le mot de Cézanne (auquel Deleuze se réfère tout au long de son cours), « la couleur monte ».
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D’où l’effet parfois brusque de ces tableaux dont les motifs ont quelque chose de plus percutant, de moins doux qu’autrefois – tel ce mur ou ce rideau que l’on évoquait, si présents, si frustes (« mal dégrossis », dit le dictionnaire) pour l’œil qui les voit s’interposer devant le paysage moins contrarié qu’il s’attendait à voir – donc au cliché du paysage qu’il espérait inconsciemment retrouver mais qui, contrairement à celui qu’il découvre à présent, existait déjà.
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Pour ce faire, paradoxalement, l’artiste a eu besoin de ces maîtres dont il essayait d’oublier les œuvres, car s’arroger la difficile tâche d’oublier quelque chose, c’est d’abord s’assurer, consciencieusement, de bien l’avoir eu en tête, de l’avoir possédé et compris : et il est revenu à son petit panthéon de fantômes illustres, aux peintres qu’il admirait le plus. Alors Guston, évidemment, mais aussi Cézanne, toujours lui (comment ne pas déceler, dans cette petite œuvre toute de bleus et de verts, où la réserve laisse si bien respirer la composition, l’aura des aquarelles du peintre provençal ?), Matisse (ses paysages de jeunesse, d’avant 1905 en particulier), Mary Potter (ses aquarelles lumineuses des années 1960, notamment une toute petite composition intitulée Grey Window Toppesfield dans laquelle on retrouve une grande baie vitrée surmontée d’un rideau), et surtout à une figure plus proche de nous dans le temps, quoiqu’elle soit elle aussi décédée : Ilse d’Hollander.
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La peintre belge, en effet, est morte en 1998 à l’âge de 29 ans ; celui qu’avait Lucas lorsqu’il a commencé la série des toiles de cette exposition. Comme lui, elle a consacré une partie importante de son œuvre à peindre des paysages et à rejeter, comme l’écrit John Yau, « l’opposition qui faisait de l’abstraction d’une part et de la figuration de l’autre deux prémisses mutuellement exclusives, pour emprunter un chemin qui embrassait les deux en même temps ». Deux petites toiles de 1996, en particulier, visibles sur le site internet de la galerie Victoria Miro suite à l’organisation d’une exposition fin 2018, ont retenu l’attention de Lucas, qui est allé jusqu’à en reproduire la composition exacte dans de petites études à l’huile – l’une caractérisée par la présence d’une fine et souple courbe noire arc-boutée vers un horizon de bleu et de gris, l’autre par la verticalité de ce qui semble être un tronc d’arbre, jouxté de branches fantomatiques – pour mieux en comprendre la structure et aussi la façon qu’avait eu la peintre de toucher la toile. Car il s’agissait surtout pour lui, plutôt que de s’imprégner de l’apparence « extérieure » des œuvres de ses maîtres, d’en comprendre la logique intérieure, c’est-à-dire la démarche dont elles avaient procédé. À cet égard, il est intéressant de lire ce qu’Ilse elle-même écrivait à propos de sa peinture :« Mon être est présent dans chacune de mes actions sur la toile. (...) Après plusieurs recouvrements successifs de cette surface, elle suggère parfois une silhouette ou une figure, parfois rendue plus explicite par une ligne de contour. La suggestivité provoque un glissement entre la ligne et les couches de la surface. Et le jeu des couches de surface et des lignes peut rendre une figure lisible. J'aime appeler cette figure un personnage. Un personnage qui est comme le portrait de sa propre raison d'être en peinture. »
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C’est donc d’une certaine manière, comme elle avant lui, à donner vie à ses propres « personnages » que Lucas s’est ingénié ces derniers temps – fussent-ils des arbres, ou des êtres de chair et de sang. Ce faisant, il a changé sa façon de concevoir ses tableaux : lui qui avait pris l’habitude de ne travailler que seul, entre les murs clos de son atelier, sous une lumière exclusivement électrique, s’est prêté au jeu de la peinture en plein-air, parfois en compagnie d’une autre personne. Il a ainsi, au cours de voyages et de promenades, d’abord effectué de petites aquarelles et pris des photos sur le vif avec son téléphone, pour saisir à la volée certaines visions et, plus que cela, certains moments heureux dont il voulait garder la trace. Et l’on s’amuse de voir, sur ses petits morceaux de papiers recouverts de couleurs délavées, la maquette des paysages plus grands qu’il a ensuite peints sur ses toiles, à l’huile cette fois, et qu’il a tenté de restituer plus primitivement encore que lorsqu’il les avait simplement posées sur le papier, croqués sur le vif. C’est qu’entre ces dernières et les premières études (peut-on seulement les appeler ainsi ?), de nombreux mois se sont parfois écoulés, et l’atmosphère des souvenirs qu’elles cristallisaient a eu le temps de se faire plus nette, plus précieuse et plus lumineuse.
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Et quels souvenirs, pour lui, que ceux de ces derniers mois. Fin 2022, Lucas a rencontré Diane. Un mois après, elle est tombée malade et c’est dans une chambre d’hôpital, où il est allé la voir presque tous les jours pendant les mois qui ont suivi, qu’il a continué d’apprendre à la connaître. Il a eu envie de la rassurer et de la protéger, en même temps qu’il a trouvé un réconfort et une tendresse qu’il ne connaissait pas auprès d’elle. Ils sont tombés amoureux, et la courbe de leur amour a suivi le chemin sinueux de la convalescence de Diane. Dès qu’elle a pu sortir, Lucas l’a emmenée en voyage, en Corse, et ce sont certains paysages admirés là-bas, dans le maquis, qui sont les premiers qu’il a transcrits, d’abord à l’aquarelle donc, puis sur de grands formats (Paysages Corse). Plus tard, se souvenant de cette chambre où il lui rendait visite à l’hôpital Sainte Marie, il a peint une grande composition imprégnée de tendresse (Vue depuis Sainte-Marie) – comme un moment inespéré de quiétude, ou la supplication muette qu’on adresse aux arbres, si forts, si tranquilles et si beaux, lorsque l’avenir est incertain. Et plus tard encore, une fois qu’ils ont eu emménagés ensemble, il a pris l’habitude de partir avec elle, les week-ends, pour de longues promenades – en forêt ou à Saint-Pair-sur-Mer, non loin du Mont Saint-Michel, près de la maison de ses parents à elle. Les différents paysages que nous voyons sont ceux qu’ils ont découverts ensemble.
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Ainsi le titre de l’exposition de ce travail, « Auprès de toi », peut se lire de trois façons distinctes et complémentaires. Le « toi » apostrophé, c’est d’abord Diane auprès de qui, littéralement, ont été conçues et produites les œuvres – l’adresse intime de l’amoureux à l’amoureuse ; c’est ensuite ces autres peintres dont il s’est souvenu puis qu’il a tenté d’oublier, de digérer une fois pour toute en leur rendant hommage, à commencer par Ilse d’Hollander ; et c’est enfin chacun des motifs que Lucas a tenté, avec délicatesse, de rendre tels qu’il lui étaient apparus : un bosquet de bouleaux jaillissant au détour d’un chemin (Les bouleaux), un mur de vieilles briques dans le jardin de la maison de Saint-Pair (Le mur de Saint-Pair-sur-Mer), un oiseau qui chantait sur sa branche (L'Oiseau Mauricien). Diane endormie dans les bras de sa grande sœur, emmitouflée dans sa robe d’hôpital (Le câlin). Et puis Diane encore, qu’il enlace, une tulipe solitaire et fragile, tranquillement dressée dans un vase devant eux (Diane, la tulipe et moi).
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TEXTE DE GRÉGOIRE LUBINEAU
Publié dans son intégralité dans le catalogue de l'expositionNovembre 2024ALL CREDITS © AGENCE PHAR & ELSA Mo, 2023-2024
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