CHRISTIAN SORG: Los Prados
Depuis ses premières peintures, oeuvrant dans le grand concert symphonique de l’abstraction picturale, Christian Sorg trouve ses accords et ses affinités hors des voies théoriques ou discursives qui pourraient réduire son champ d’investigation. C’est dans une totale liberté d’action où sa gestuelle nerveuse et décidée, tantôt douce et tempérée mais toujours bien affirmée, impulse les lignes de force autant qu’elle fait exister les espaces et insère les inscriptions que l’artiste induit une voie singulière, personnelle, vibrante, émotive, dans un accord intimiste qu’il tisse avec ses environnements vitaux. En choisissant récemment de développer un ensemble de peintures intitulées Los prados (Les prairies) *, il insiste sur le lien qu’il entretient avec la nature, avec la terre, avec l’inégalable diversité que lui offre le monde qu’il côtoie et dont il s’évertue d’en saisir les plus infimes parcelles, jusqu’aux plus invisibles, afin de les transposer picturalement sans autre préalable que l’instant décisif et impératif de la création sans balise et sans frontière.
On a souvent dit à raison, et l’artiste lui-même le confirme, que la quête de Christian Sorg est celle de la peinture, que le vrai motif est la peinture elle-même. Un défi de taille dont la victoire n’est jamais définitive car chaque toile, chaque dessin, chaque projet, est une reconquête. Mais il convient de ne pas le confondre avec le principe de l’art pour l’art tel qu’il a pu être prôné. Car ici, dans les arcanes de l’abstraction, il inclut indubitablement bien des réalités avec lesquelles l’artiste travaille, compose et surtout vit : la présence de la nature, l’influence des zones de proximité, les circonstances particulières du moment et l’importance de l’humain, de son ressenti, de ses impressions, de ses attentions, des émois et pensées. Toute sa peinture apparait, en cette concentration circonstancielle et momentanée, comme le résultat d’un précipité chimique composite aux réactions dès lors imprévisibles. Là s’opère toute la magie picturale.
Chacune des peintures de Los prados rend sensible une finesse des stratifications, une pluralité des épaisseurs. Au sein de cette suite se ressent une ascension des courbes comme se prononce une vérité des failles. Si elles ne se départissent jamais d’une possible « reconnaissance », soumise à d’intimes transformations du fait de l’invention picturale, ces éclats de végétation sont avant tout d’évidentes couleurs, ces tracés sinueux des sentiers inscrits dans les collines.
Ces matières de paysage « exprimées » à coups de pinceaux et de bâtons de couleur (oilsticks) ne sont jamais abstraites, quoique toujours éconduites du dicible. Nous avons le sentiment qu’elles procèdent de bien plus que « l’écriture d’un peintre » à la surface du monde. Nous sommes plutôt en train de parcourir tout un monde dont les hauteurs de tons sont des hauteurs de terre.
Ce monde se cartographie de lui-même. Comme si l’artiste, cheminant dans la mémoire de ces espaces par la grâce du tableau, nous montrait que vivre auprès de ces « prairies espagnoles » rendait égaux, dans une démocratie bienvenue, le proche et le lointain, le visible et l’indistinct, le solide et l’aérien.
Le temps à l’oeuvre dans ces toiles est un temps multiple. Il apparaît en quelque sorte à travers des superpositions. Il s’inscrit dans de multiples directions. Il s’agit d’un temps que l’on doit se donner pour éprouver une temporalité explorée et dépliée en plans et profondeurs de champ – qui ne sont que les gestes de la peinture.
La prairie se déploie alors dans sa double définition. Elle est le fait de l’homme (elle l’est doublement par la lecture qu’en fait le peintre) comme elle est « restituée » dans sa vacance naturelle – aussi sensiblement que dans d’autres oeuvres de Christian Sorg, notamment ses oeuvres nées de l’observation des parois rocheuses sur lesquelles s’est déposée la mémoire pariétale.
En dix tableaux, dix temps, Christian Sorg nous livre sa perception des paysages autour du promontoire rocheux du village de Calaceite. C’est bien la peinture en personne qui circule en tous sens dans ces toiles et impose ses formes, élévations et vertiges.