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Jean-Pierre Pincemin est né le 7 avril 1944 à Paris. Une époque sévère. De ces premières années de l’existence, Pincemin nous dit peu chose. « Je n’étais ni heureux ni malheureux, j’avais un environnement et pas assez d’imagination pour en penser un autre ». Et c’est à peu près tout. Pudeur probablement.Son départ pour Cachan et l’école d’apprentissage où il prépare un CAP de tourneur sera le déclencheur d’une rencontre fondamentale avec l’univers artistique et les arts. Encouragé par l’enthousiasme d’un professeur de dessin pour les grands maitres classiques et l’histoire de l’art, Pincemin fait des salles du Louvre un lieu de visite régulier. Les vendredis après-midi, profitant de la liberté - parfois provoquée - de son emploi du temps, il s’échappe pour Paris se perdre parmi les grands maitres de la peinture. C’est aussi à ce moment qu’il se passionne pour le jazz, le cinéma, la musique savante, mais aussi l’art moderne.À Paris, toujours entre le Louvre, les galeries d’art de la rive droite et celles plus avant-gardistes de la rive gauche, il fait la rencontre de Jean-Fournier, galeriste défendant une nouvelle génération d’artistes français (le groupe B.M.P.T) participant à évincer toute idée de figure ou de représentation de la peinture, la délestant de toute forme symbolique en utilisant des procédés graphiques prédéfinis et automatisés. Fournier et Pincemin tissent immédiatement une relation de complicité forte.
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Jean Fournier, à qui Pincemin montre ses premières œuvres, l’encourage à poursuivre ses recherches esthétiques, lui disant qu’il est fait pour être peintre. « J’ai pris cela très au sérieux » avouera Jean-Pierre Pincemin. C’est à ce moment-là que Pincemin entame la création des Carrés-Collés. Fondés sur un système de composition prédéterminé, il découpe des morceaux de toile de récupération, les plonge dans la teinture (qu’il préfère à la peinture jusqu’au début des années 70), puis les assemble selon le schéma préétabli. La toile recomposée est laissée libre. Ce mode opératoire, où l’automatisme du geste se conjugue à la répétition de séquences préconçues et à l’aléatoire de l’imprégnation de la teinture sur la toile, est alors assez proche des recherches des artistes minimalistes américains de l’époque et des avant-gardes françaises, notamment les artistes défendus par Jean Fournier. Tous ont alors en commun une remise en cause du support dans sa conception traditionnelle, un questionnement quant à la persistance du couple main/pinceau, et par là même la trace directe du sujet-peintre, ainsi qu’une organisation compositionnelle de l’espace pictural analysé et mis à nu.On retrouve souvent le nom de Pincemin associé à Supports/Surfaces. S’il a côtoyé les artistes du « groupe » (qui n’en est pas vraiment un d’ailleurs) et participé à quelques expositions, son implication à Supports/Surfaces est très marginale.Supports/Surfaces, c’est une génération d’artistes qui, à la fin des années 60, explore une voie artistique inédite, entre tradition et compréhension de l’apport de l’école de New York et de l’expressionnisme abstrait américain qui venait de bousculer la scène artistique européenne, et a fortiori française. Les artistes de Supports/Surfaces, en effectuant un processus de déconstruction du tableau dans sa conception traditionnelle, l’œuvre déshabillée du châssis, du pinceau, mettant la main de l’artiste à distance, et par là même l’expressivité de l’auteur, cherchaient à renouveler l’approche de la création. « L’objet de la peinture, c’est la peinture elle-même et les tableaux exposés ne se rapportent qu’à eux-mêmes (…). D’où la neutralité des œuvres présentées, leur absence de lyrisme et de profondeur », peuvent-ils par exemple déclarer en 1969.Pincemin, autodidacte et préférant la pratique aux querelles théoriques et esthétiques éprouve pour sa part un grand plaisir de peintre. A partir de 1970, il poursuit les recherches entamées avec les Carrés-Collés, simplifiant les principes de construction du schéma d’ensemble, et donnant naissance à ce que seront les Palissades. De longues et larges bandes de toiles sont découpées, peintes ou passées dans des bains de peinture dont l’utilisation se généralise alors, puis assemblées ensemble selon une trame orthogonale, donnant cette apparence de palissade. Le travail sur la couleur, texturée, avec des jeux de densité, de brillance, de reflets, contient selon les mots précis de Philippe Dagen « Trop de volupté à nu, trop de jouissance dans le travail de la matière (comme on dit travailler au corps) », pour rejoindre l’idéal de déconstruction, de « contre-peinture » prôné par Supports/Surfaces.
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Composition et couleur forment dans ses œuvres des années 70 les deux pôles structurant ses peintures. La division orthogonale de ces œuvres donne une grande stabilité à la surface peinte. Les bandes de toiles, assemblées entre elles par de la colle dont la couleur – souvent noir - délimite par des cernes chaque unité formelle et participe d’un ensemble comme architecturé, « la toile est, un peu comme au XVe siècle italien, un petit morceau d’architecture avec un haut et un bas ». Ce souci de construction de l’espace pictural est un élément central de ses recherches esthétiques. Si cela s’inscrit dans une mise en scène des signifiants picturaux (format, support, surface, couleur, geste) renvoyant à des concepts qu’il avait pu manipuler pendant ses années Supports/Surfaces, c’est aussi une manifestation évidente de l’importance qu’il accorde à l’ordonnance de l’espace de la toile, clairement défini, et organisant la couleur.La monumentalité de l’œuvre « agit » physiquement, pesant de tout son espace pictural sur le réel, et donnant à la couleur la place nécessaire pour affirmer sa pleine présence. Une présence révélée. Jamais en aplat, toujours extrêmement travaillée. Des couleurs profondes, extraites du cœur de la fibre de la toile par un travail de bains successifs. Des sous-couches sombres lui permettent de jouer sur la densité et de créer des effets de transparences et de texture.
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La partition des compositions de Pincemin se veut cadastre. D’abord partition « physique », par des bandes de toile découpées, peintes, et assemblées, elle devient « graphique » à partir la fin des années 70. Ces œuvres alors peintes sur toile sur châssis, sont organisées par un dessin orthogonal dont les recherches préparatoires se font sur papier millimétré. A l’intérieur de ces parallélépipèdes, les surfaces internes sont modifiables à l’infini, et les proportions exactes de l’ensemble transposables dans d’autres formats.
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En 1984, Jean-Pierre Pincemin commençait à avoir des problèmes de santé qui l’obligèrent à quelques séjours à l’hôpital. De « petits malheurs » selon ses mots, « après une aussi longue absence, je ne me sentais pas capable de peindre comme avant ». Des choses étaient à l’œuvre dans l’intimité de la création de Pincemin, des choses qui allaient redéfinir profondément l’état de son travail.
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JEAN-PIERRE PINCEMINUntitled (146), 1990Épreuve d'artiste (EA) d'une édition de cinquante épreuves numérotées.Signée, datée, tirée sur vélin d'arches, sur les presses de l'atelier Pierro Crommelynck, Paris.Aquatinte au sucre rehaussée124 x 84 cm / 48 7/8 x 33 1/8 in.
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JEAN-PIERRE PINCEMINUntitled (151), 1991Signée, datée, numérotée (48/50), tirée sur vélin d'arches, sur les presses de l'atelier Tanguy Garric, Paris.Aquatinte au sucre sur cuivre rehaussée.124 x 84 cm / 48 7/8 x 33 1/8 in.
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JEAN-PIERRE PINCEMINUntitled (152), 1991Épreuve d'artiste (EA 2/5) d'une édition de cinquante épreuves numérotées.Signée, datée, tirée sur vélin d'arches, sur les presses de l'atelier Tanguy Garric, Paris.Aquatinte au sucre sur cuivre rehaussée124 x 84 cm / 48 7/8 x 33 1/8 in.
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On l’a vu, les compostions de Pincemin sont fondées jusqu’alors sur l’utilisation de la grille, une trame fondamentale sur laquelle il assied une stabilité immuable de ses œuvres et conférant à celles-ci une dimension abstraite intemporelle. Néanmoins, dès 1979, Pincemin commence à malmener cette grille. Et c’est la gravure – technique pour laquelle il est parfaitement autodidacte – qui sera l’outil de ces recherches.« La gravure est venue au moment où je cessais d’être un peintre analytique. J’étais à la recherche à la fois d’un nouveau support qui m’aurait permis d’échapper à la rigueur de la géométrie très présente dans ma peinture et qui soit aussi un élément de réflexion pour faire de la gravure ». .Conscient de la répétition qu’il y a dans l’invariant géométrique, amoureux de la peinture, curieux de tout, en quête constante de découverte, Pincemin éprouve alors le désir d’explorer d’autres voies, d’autres chemins.Débarrassé de la couleur, la forme est libérée. Longuement, patiemment, Pincemin expérimente, joue avec les possibilités nouvelles offertes par cette technique. Lui qui jusque alors avait subordonné la ligne et la couleur à la grille orthonormée, le voici qui la fait éclater. Progressivement, les lignes droites se font irrégulières, deviennent diagonales, arabesques enfin. Pincemin puise dans la gravure un nouveau répertoire de formes, exploration jubilatoire d’images de toutes sortes.
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Poursuivant son exploration de formes figuratives, apparaissent dès 1988 des sujets religieux (Marie Madeleine, saint Christophe, saint Roch, saintes Radegonde, etc..). Là encore, la gravure sert d’outil de recherche. Par exemple, on trouve une gravure de 1992, où Pincemin se figure en Moise face à face avec Saint Pierre, dans une composition héritée directement d’une gravure de Jean Duvet (1485 – 1560), dit le Maitre à la Licorne. Dix ans plus tard cette gravure est interprétée en peinture (Sans Titre (Moise et Saint Pierre), 2002, 127 x 88 cm) : un assistant projette sur la toile l’image de la gravure, dont le dessin inversé est reporté. Ce procédé de diapositives projetées sur la toile dont Pincemin dessine les contours agrandit sur toile sera courant. En jazzman, Pincemin utilise un thème (la gravure préalable) et le réinterprètes avec variations. Ces « thèmes », dont le répertoire forme œuvre, est particulièrement évident dans ce qu’il appelle son « musée de poche » : Pincemin se constitue au fil du temps une collection d’œuvre de petit format, réductions de ses toiles préférées.
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L’exposition « L’Année de l’Inde » tenue du 28 janvier au 18 février 1987 à la galerie de France démontre l’ampleur des évolutions qui animent les ateliers de Jean-Pierre Pincemin. Les 15 toiles exposées, toutes autours de 2 x 2 m témoignent de façon nette du glissement de l’abstrait pur au figuratif. Pincemin puise dans l’iconographie du folklore indien – qui est cette année-là l’objet d’échanges culturels avec la France – son premier répertoire de formes clairement interprété en peinture (éléphants, arbres, feuilles, vagues, oiseaux, étoiles, etc..). Cette tentation figurative à laquelle il cède n’est pas « illusionnisme » pour autant. La facture épaisse, les figures, esquissant des images schématiques, la liberté des couleurs aussi, jamais les formes de Pincemin ne cherchent à reproduire le réel. Elles s’y accrochent plutôt, ouvrant des perspectives sur un imaginaire débordant : « mon problème a toujours été d’obtenir sur la surface du tableau un point d’équilibre entre la présence d’une image et son absence, une proposition qui puisse être reconnue mais dont l’identification soit aussi contrariée ».
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À partir de 1986, sa peinture acquiert une liberté absolue. « Le regard du peintre s’est posé, une fois pour toute, sur l’espoir d’une dimension sauve de la peinture, sur la compréhension des formes, de leur inférence et occurrences », et c’est toute sa créativité que se démultiplie. Libre enfin de toute entraves théoriques ou pratiques. Sculptures, gravures, dessins, peintures, les formes, les compositions, les techniques même témoignent d’une jubilation créatrice. Mélange de pigments, de couleurs diverses, parfois récupérées, résidus de colles, peintures de carrosseries, ces « couleurs trouvées » selon son expression et qui participent d’une « science de la matière », tendant à l’artisanat quant à son travail de sculpteur.Après « l’Année de l’Inde », si les motifs se diversifient considérablement, Pincemin n’abandonne pas pour autant l’abstraction. On voit réapparaitre régulièrement les compostions tripartites, dont il décline les formats, mais aussi de nouvelles compositions abstraites, figurant carrés ou cercles, où l’on retrouve l’esprit de construction et la planéité d’une surface architecturée - qui caractérisait les palissades et les compostions à trois bandes - démontrant un intérêt prononcé pour la colorimétrie : distinction spectrale de la couleur définie par la teinte, la saturation et la luminance.
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On voit apparaitre dans les années 90 toute une multitude de sujets : des Créations du Monde, des Danses Macabres, des Chasses au Tigre, des sujet érotiques même. Toute cette diversité quant à ces influences (iconographiques religieuses classiques, exotiques avec les représentations de Vierge héritées de l’iconographie byzantine, où les images venues d’Indes (bestiaire, éléments floraux, etc..), participe d’une réinterprétation de sujets issus de l’iconographie classique de l’histoire de l’art Européen, mais aussi à d’autres, appartenant à des cultures étrangères. A l’instar de la plupart des peintres de sa génération, Pincemin se réfère ainsi directement aux maitres anciens dynamitant toute idée de distinction art moderne / art classique. Sa curiosité, son désir de liberté, d’exploration ne se soumet à aucun carcan.Cet intérêt pour l’histoire de la représentation et l’exploration sans entrave de schémas préétablis dans sa pratique artistique rejoint la curiosité immense du peintre et son besoin intime de renouvellement formel : « Le principe de découverte que j’adopte est l’espérance des renouvellements et des inventions. Cette pratique à l’avantage de faire reculer s’il se peut toute rhétorique, de ne rien fixer. Le peintre est « naïf », il est innocenté et sans mérite. Insatisfait, il se déplacera pour d’autres préférences « spéculant sur les chances et les surprises que les arrangements de cette sorte nous réservent » (Paul Valery) ».
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Jusqu’aux dernières années de sa vie, il expérimente, toujours, inlassablement. Ces aller-retours entre l’abstraction et la figuration, l’abondance de sujets, techniques, ont beaucoup dérangés le public. S’il avait acquis dans la seconde partie des années 70 une notoriété importante, la démultiplication de son travail au début des années 80 et l’abandon de l’abstraction stricte a pu surprendre, voire laisser circonspect une partie des observateurs. Provocateur, à la « nonchalance intransigeante », selon l’expression de Jean-Marc Huitorel, Pincemin déclarait en 1986 « Il faut changer, on ne peut pas continuer à faire la même chose indéfiniment ».Car c’est là que réside une des clefs de son œuvre. Ce courage, cette liberté, cette impertinence presque, de ne se laisser enfermer dans aucun carcan artistique, dans aucun style. Pincemin est un explorateur, naviguant librement, et prenant, toujours, un plaisir immense à peindre et à créer : « Je ne saurais me passer de la peinture comme lieu de volupté ». L’art de Pincemin existe dans l’universelle mythologie de l’artiste. A une époque où beaucoup de jeunes artistes se sont inscrits dans des phénomènes de surface, ont rejoints des écoles, des groupes, embrassant des théories, Pincemin lui n’est guidé que par la force de son intériorité, et un plaisir jubilatoire éprouvé dans les pratiques créatrices. Non pas reflet de systèmes artistiques éphémères, son œuvre, s’attachant à un intemporel créateur, porte en elle toutes les images d’une mémoire, images inexplicables et évidentes. Images glanées çà et là, collectées au fil de ses recherches, comme s’il avait fait sienne la recommandation d’André Breton : « Lâchez tout. Lâchez la proie pour l’ombre. Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu’on vous donne pour une situation d’avenir. Partez sur les routes », et était lui aussi, parti explorer les mystères des Arts, et saisir les joies indicibles que ces chemins procurent aux esprits curieux.
JEAN-PIERRE PINCEMIN: ART PARIS 2023
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